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Nos adorons utiliser, mélanger, étaler nos couleurs… Mais quelles sont leurs matières constitutives ? Quelle est leur histoire ?
Qu’il s’agisse d’aquarelle, de pastel, de gouache ou d’huile, les pigments sont les mêmes, mais ils ne sont pas agglomérés de la même façon.
La plupart des couleurs sont actuellement de synthèse, et les fabricants sont loin de tout nous expliquer. Mais ces couleurs se souviennent de leur origine naturelle, quand elles n’en sont pas encore des dérivées.
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ROUGE
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Très anciennement utilisées, les ocres rouges sont un pigment naturel contenant beaucoup d’oxyde de fer ; mais, un peu ternes comme toutes les ocres, elles ne suffisent pas pour obtenir du rouge primaire. Le rouge vénitien est une ocre rouge présente en Vénétie ; on l’appelle aussi comme cela parce que les murs de Venise sont badigeonnés avec de la poudre de brique, de terre cuite.
Les anciens Grecs fabriquent l’un des premiers pigments artificiels, le minium. Cet oxyde de plomb existe à l’état naturel dans les gisements près du fleuve Minius au nord-est de l’Espagne. Les Romains, qui raffolaient du rouge, ont étalé beaucoup de minium sur les fonds de leurs peintures murales, le « papier peint » de l’époque. Au moyen âge, le minium a donné son nom à la miniature. Il a servi jusqu’à la fin du XXe siècle comme couche antirouille.
Le Vermillon apparaît au VIIIe siècle, il est issu de l’alchimie : synthèse de mercure et de soufre, c’est une sorte de cinabre artificiel.
Minium et vermillon sont opaques et tirent sur l’orange. Toxiques, ils ont été remplacés au début dès 1910 quand on a appris à exploiter le cadmium. Le rouge de cadmium est un sulfure de cadmium additionné de sélénium.
Pour des effets plus translucides, on recourt dès le moyen âge à la racine de garance. L’actuelle alizarine cramoisie est le principal colorant de la garance, reconstitué depuis 1869 et plus concentré que le simple jus de la plante.
Un rouge écarlate, connu depuis la nuit des temps, est issu du kermès. Le kermès est un hémiptère parasite du « chêne kermès » méridional ; les femelles, qui sont enduites d’une pellicule semblable à une graine, étaient broyées puis on les faisait bouillir. On parlait jadis d’une étoffe « teinte en graine ». Ce colorant a été commercialisé pendant toute l’antiquité, dès le temps des Egyptiens qui l’importaient de Mésopotamie.
Le mot kermès a donné « carmin » (rouge vif) et « cramoisi » (tirant sur le violet). Le colorant kermès a été totalement abandonné vers 1870.
Même si la cochenille, venue d’Inde, est quelque peu connue au moyen âge, les Conquistadors découvrent que les Indiens d’Amérique du sud ont des étoffes d’un rouge superbe, tiré de la cochenille. Les colonies de ce petit insecte d’un millimètre de long infestent les nopals (cactus). On les récolte et on les assèche au soleil ; pour se défendre ils sécrètent l’acide carminique. Les cardinaux de la renaissance abandonnent la pourpre pour la cochenille, mais on continue de parler de « pourpre cardinalice » parce que « revêtir la cochenille cardinalice » ferait moins bon effet. Sous le nom d’E 120, la cochenille continue aujourd’hui à colorer beaucoup d’aliments, de comprimés et de produits de maquillage.
La « gomme-laque », c’est encore de la cochenille.
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ORANGE
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Cette couleur ne s’appelle ainsi que depuis l’introduction de l’orange douce par les Portugais à la fin du XVe siècle.
Le realgar est un minéral orangé, une variété orangée d’orpiment (voir-ci-dessous) un sulfate d’arsenic très toxique, employé comme rouge-orangé par les Romains. Il a servi aussi comme mort-aux-rats et anti-cafards. Comme l’orpiment jaune, il n’est pas stable : un échantillon de réalgar ou d’orpiment doit être conservé dans l’obscurité. Le realgar décline au XVIIIe siècle, concurrencé par le minium dans sa version orange.
Quand Monet peint Impression soleil levant, il utilise de l’orange de chrome.
Peu après sera inventé l’orange de cadmium, plus stable, définitivement installé dans la palette moderne. Le cadmium, découverte fondamentale, extrait du minerai de zinc, donne des couleurs couvrantes, lumineuses, solides.
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JAUNE
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L’ocre jaune, terre argileuse naturelle, est connu depuis la préhistoire, et sert toujours ; il est un peu terne et mat, mais absolument stable, c’est pourquoi il est presque le seul à n’être que peu ou pas synthétisé aujourd’hui, mais simplement un peu amélioré. On peut le transformer en le brûlant (Terre de Sienne brûlée), petit truc qu’au paléolithique on connaissait déjà. Les « ombres » sont des ocres dont les composants minéraux peuvent donner une nuance sombre, verdâtre.
L’orpiment, minéral d’un jaune doré, veut dire étymologiquement « pigment d’or » (auri pigmentum). C’est un sulfure d’arsenic très toxique et qui se dégrade vite à la lumière. Les Romains le connaissaient mais ils ont inventé aussi un jaune de plomb.
Le moyen-âge utilise aussi un jaune de plomb-étain, issu de l’alchimie, appelé aussi massicot, qui reste apprécié jusqu’au XVIIIe siècle.
La guède, ou gaude, provient des feuilles d’une plante appelée aussi pastel des teinturiers. Toute la plante contient des flavonoïdes qui donnent du jaune. Les feuilles séchées et façonnées en boules appelées cocagnes étaient mises à fermenter dans de l’urine. Ce beau jaune puait donc l’ammoniaque ; en plus, la culture de la plante épuisait les sols.
Au début du XVIIe siècle la guède est supplantée par le jaune indien et la gomme-gutte. Le brillant jaune indien est apparu dans un unique village de l’Inde, où un producteur ne nourrissait ses vaches que de feuilles de manguier (elles détestaient cela), recueillait leur urine et faisait sécher le dépôt ; on l’a surnommé le « tueur de vaches ». Le jaune indien actuel est synthétique et plus résistant.
La gomme-gutte est une résine extraite du garnicia, arbrisseau de l’Asie du Sud-Est, appelée aussi « gamboge » (Cambodge). On la récolte goutte à goutte. Elle a été très appréciée en aquarelle par Turner (qui ne disposait en tout et pour tout que de huit gros flacons de poudres diverses, et les mélangeait !).
Tout cela a été remplacé définitivement au XIXe siècle par le jaune (sulfure) de cadmium, ainsi que par des jaunes de chrome, de cobalt. Le jaune « de chrome » (ce qui veut dire « de couleur ») s’appelle ainsi parce que le chrome est capable de donner des sels de toutes les couleurs.
Le jaune de Naples se ramasse-t-il vraiment sur les pentes du Vésuve ? C’était du plomb chauffé avec de l’antimoine (antimoniate de plomb). A présent on le compose avec du jaune de cadmium, du blanc de zinc et un petit rien d’ocre rouge.
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VERT
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A part quelques terres vertes contenant de la céladonite, plutôt rares, on s’est longtemps passé de cette couleur.
Les verts issus de végétaux résistent mal à la lumière ; le vert de vessie, que les Anglais nomment plus élégamment « vert de sève », Sap green, provient des baies d’un arbuste, le nerprun. Pourquoi « de vessie » ? Parce qu’autrefois sa présentation en pâte visqueuse était transportée dans des vessies de porc, les sachets en plastique étant inexistants.
Pendant des siècles on a broyé de la malachite et de la chrysocolle.
Tout comme le véritable vert de vessie, le vert-de-gris de cuivre est très éphémère. Beaucoup de tableaux, tapisseries, du moyen âge ou de la renaissance ont leurs feuillages virés au bleu.
A la fin du XVIIIe siècle devient très à la mode un nouveau et éclatant pigment vert émeraude à base de cuivre et d’arsenic. Il a empoisonné pas mal de monde, même des petits enfants ayant du papier peint de ce vert dans leur chambre. Ce vert a porté différents noms, comme Vert Véronèse, Vert de Paris… Il n’a été totalement interdit qu’en 1960.
Le « Vert anglais » est un mélange (précipité) de bleu de Prusse et de jaune de chrome.
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’on invente de beaux verts de cobalt, stables et inoffensifs. Le XXe siècle instaure le vert phtalo, très intense : les phtalocyanines sont des pigments « organiques » de synthèse (aldéhydes), souvent appelés « permanents », qui déclinent avec efficacité la gamme des verts et des bleus.
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BLEU
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La nature offre très peu de pigments bleus.
Le premier pigment de synthèse est inventé par les Egyptiens, le « bleu égyptien » ou « bleu d’Alexandrie », turquoise vif qui figure jusque sur l’émail de leurs céramiques. Ils font cuire de la chaux, du cuivre, de la silice et du natron, en proportions précises, à 820°. Les Romains l’importent en l’appelant cæruleum. La recette se perd à la chute de l’empire romain. Bonaparte pendant la campagne d’Egypte compte en vain sur les savants pour retrouver ce secret. Ce n’est qu’en 1880 que le « bleu égyptien » est reconstitué. Encore aujourd’hui le « bleu de céruléum » de nos palettes, tirant très légèrement sur le vert, est un « sel métallique » qui lui est apparenté.
Au moyen âge le bleu outremer devient à partir du XIIIe siècle la couleur sublime, obtenue par le broyage du lapis-lazuli, en provenance d’Afghanistan, qui coûte plus cher que l’or. Un peintre dans son devis détaille avec soin ce que lui coûtent ses matériaux, surtout s’il doit peindre le manteau de la Vierge Marie, royalement vêtue de bleu. L’azurite est une alternative un peu moins chère et moins splendide.
Au début du XVIIe siècle s’impose l’indigo, d’origine indienne comme son nom l’indique, connu déjà des Romains, mais enfin importé en grande quantité. L’indigotier, arbuste à fleurs roses, a des feuilles qui, fermentées et réduites en poudre, présentées en cubes, donnent du bleu (indogotine). L’indigotier peut aussi fournir du rouge (indirubine). Un indigo synthétique depuis 1880 colore aujourd’hui les jeans.
A Versailles, Louis XIV contrarie son épouse Mme de Maintenon qui n’aime que le bleu (indigo) en imposant partout du rouge (cochenille).
Le Siècle des Lumières réalise de grands progrès en chimie. On découvre de nouveaux éléments comme le cobalt. Le caméléon, l’influençable cobalt peut donner du bleu, du vert, du violet ou même du jaune selon les composants auxquels on l’associe. Il est synthétisé en 1802.
Au début du XVIIIe siècle arrive le bleu de Prusse, découvert par accident, par le mélange d’un peu de sang animal (ferreux) sur de la potasse. Non toxique et pas cher, très colorant, il détrône l’outremer véritable (lapis-lazuli).
Courant XIXe siècle, suit l’outremer artificiel : cuisson de kaolin, soude, charbon de bois, silice et soufre.
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VIOLET
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L’antiquité romaine connaissait la pourpre de Tyr (dans l’actuel Liban), aux reflets rouges-violets chatoyants, qui provenait d’un escargot marin, le murex. La puanteur des mollusques en décomposition assignait cette industrie à la périphérie des villes. Il fallait sacrifier 10 000 murex pour un gramme de teinture. Un tissu de haute qualité était soumis à trois bains colorants, donc il n’est pas étonnant que cette étoffe ait été associée au pouvoir et au grand luxe. Néron, furieux de voir une noble dame vêtue de pourpre de la tête aux pieds, l’a faite déshabiller séance tenante, d’où la légende que la pourpre était strictement réservée aux césars, ce qui n’est pas tout à fait exact.
Les Mayas, Aztèques, Incas, avaient leur pourpre aussi, à base d’autres mollusques.
Pour peindre en violet, pendant longtemps on a mélangé les bleus et les rouges qu’on avait. On connaissait aussi l’hématite chauffée (Rome antique). Ou bien le violet de tournesol.
En 1856 est inventée la mauvéine, et la fuchsine, dérivées de l’indigo soumis à certains réactifs, qui rendent enfin le violet très bon marché. Les robes « grenat » sont très à la mode dans les années 1870-90. Les impressionnistes, dûment pourvus de tubes de couleur qu’ils emportent partout, voient les ombres en violet, ce qui les fait accuser de « violettomanie » par la critique. Le manganèse, déjà naturellement présent dans les ocres sombres que l’on utilisait dès la préhistoire, donne de superbes violets dans sa version synthétique.
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NOIR
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Il s’obtient par combustion.
Le noir de fumée dissous dans l’eau sert depuis les Egyptiens pour fabriquer de l’encre. Les Chinois y ajoutent plus tard de la colle de peau, meilleur dispersant.
On fabrique aussi du noir avec des os carbonisés à l’abri de l’air. Le fameux peintre grec Apelle préférait carboniser de l’ivoire, mais aujourd’hui le « noir d’ivoire » est à base d’os, auxquels on ajoute un peu de carbone. Au moyen âge, il était souvent remplacé par du noir de fusain = charbon de bois de saule. Ou du noir de noyaux de pêche.
La sépia, en principe de l’encre de seiche, est plutôt de la suie. Employée pour l’écriture dès l’antiquité romaine, elle est instituée dans l’aquarelle vers 1780.
A la fin du XIXe siècle, on adore le bitume, découvert sur les momies égyptiennes : le « noir de momie ». Les tableaux de Courbet souffrent actuellement de leur excès bitume qui les obscurcit de plus en plus.
Le gris de Payne est un mélange de noir de carbone et d’outremer, ou d’autres noirs et bleus sombres.
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BLANC
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On utilise la craie jusqu’à l’invention du blanc de plomb par les Grecs. Elle est toujours présente, quoique fabriquée artificiellement par précipitation. Elle entre dans la composition des pastels.
On utilisait aussi du blanc d’os ou de bois de cerfs (osseux, simplement ramassés à terre) réduits en cendre blanche. Ou des coquilles d’œufs. Ou de l’aragonite pilée.
Le blanc de plomb, appelé aussi céruse, s’est imposé de façon inchangée pendant plus de 2000 ans. Le plomb soumis à des vapeurs de vinaigre donne des flocons d’un blanc de neige. Très toxique, il a tué sans doute plus d’ouvriers fabricants que de peintres. Il servait aussi de fond de teint pour de malheureuses coquettes. En peinture, il a été enfin remplacé en 1844 par le blanc de zinc, moins cher, plus anodin, puis au XXe siècle par le blanc de titane (dioxyde de titane artificiel).
PREPARATIONS
Dans le cas de l’aquarelle, les pigments sont agglutinés avec de la gomme arabique : celle-ci, qui vient du Soudan, est une poudre de résine d’acacia pilée et dissoute dans l’eau chaude ; Il faut nuancer les formules de gomme selon les pigments plus ou moins lourds.
On ajoute éventuellement du miel, du sucre ; de la bile de bœuf, agent mouillant si le pigment est très peu soluble ; un peu de glycérine ; un conservateur.
« Fine, Extra-fine » indique que les pigments sont broyés plus ou moins finement.
Dans la gouache les pigments sont additionnés de colle et de lithopone (pigment blanc à base de sulfure de zinc).
En 1834, Windsor et Newton s’associent peu après la découverte de la glycérine, utile dans les tablettes pour que la couleur vienne mieux sur le pinceau.
Dès la fin du XIXe siècle, Windsor et Newton, ainsi que Lefranc, proposent de nombreuses couleurs de synthèse, qui au début tiennent mal.
Certains pigments doivent encore êtres broyés à la main, mais la plupart des autres sont broyés en usine, dans un moulin à rouleaux de granit.
Les couleurs sont ensuite étendues à la louche sur des plaques de granit froides (rose permanent, jaune citron, très sensibles) chaudes (alizarine cramoisie) brûlantes (bleu de cobalt, noir de fumée). On laisse sécher. Le séchage est moins long pour les tubes, plus long si l’on fabrique des pour les godets, à la consistance du nougat, qui sont découpés.
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CONCLUSION :
Après cet aperçu des longs tâtonnements historiques dans le domaine de la couleur, nous pouvons considérer que nous avons beaucoup de chance de pouvoir disposer, sans nous ruiner, de tous ces pigments offerts en des dizaines de nuances, inoffensifs ou presque (encore que… il vaut mieux ne pas suçoter ses pinceaux !), solides à la lumière, et agréables à travailler…Progressivement s’est installé chez les fabricants le souci de l’innocuité, la résistance à la lumière dans le temps, et même un certain respect de l’environnement.
Accessoirement, nous avons aussi de la chance, de pouvoir nous habiller -car le progrès textile est allé de pair- dans les couleurs les plus variées, et de notre choix ! Pendant longtemps les pauvres se sont vêtus de textiles écrus, non teints, ou mal teints avec des couleurs qui se délavaient, tandis que les riches arboraient des étoffes aux couleurs éclatantes et dix fois plus coûteuses.
Isabelle Werk.
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Bibliographie :
François DELAMARE, Les matériaux de la couleur. Découvertes Gallimard 1999.
Jean LEYMARIE, L’aquarelle. Genève, Skyra, 1992.
David COLES, Chromatopia, éd Eyrolles, 2020 (cet ouvrage est de loin le plus complet et le mieux illustré).
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